1) La présentation générale de l’oeuvre :

Kimi ni Todoke (君に届け) est un shōjo manga (manga déstiné aux filles) en cours de Karuho Shiina publié par l'éditeur Shueisha dans son magazine mensuel Bessatsu Margaret depuis 2006 et compte actuellement 15 volumes, alors que la publication de la version française s’arrête au 12e. C’est l’histoire d’une lycéenne, Sawako, gentille et serviable, mais son apparence fait peur aux camarades de classe, elle gagne petit à petit la reconnaissance de ses camarades, se fait des amies, et tombe amoureuse d’un garcon, Kazehaya, qui reconnait le premier les qualités de celle-ci.

Déjà, comme l’histoire indique, Kimi ni todoke est le canon de manga shoujo, une fille rencontre un garcon, l’histoire d’amour, des rivales qui empêche la réalisation de cet amour, trouver des amies, etc.

Notre but ici n’est pas d’analyser le récit, mais analyser la relation entre l’image et le récit, et analyser aussi comment fonctionne la parole dans ce manga shoujo, qui s’etend à plusieurs niveaux.

2) La question du genre : qu’est-ce que le manga shoujo ? la validité de la notion

D’abord, le manga shoujo se definit par le public auquel il est destiné, et le nom de ‘’shoujo manga’’ montre bien que ce genre de manga est destiné aux filles de moins de vingt ans. La particularité de la situation du manga japonais est donc l’existence des revus de manga uniquement destinées aux filles. D’avoir des revues de BD exclusivement pour les filles est un phénomène assez rare, sur ce le manga japonais a un statut particulier au niveau mondial.

Historiquement le manga shoujo apparaît assez tardivement dans l’histoire du manga japonais, et ce sont des auteurs masculins qui dessinaient les mangas shoujo aux années 50. Ils considéraient que le manga shoujo est un genre différent de celui de shounen, ce qui est censé plus réaliste, et le manga shoujo est pour eux une sorte de laboratoire de manga aux niveaux technique et thématique. Le seul code qui definissait alors ce genre, c’était la présence de jolie fille entourée de fleurs comme personnage principal, et après toute sorte d’expérimentation de manga semblait toléré, par exemple la disposition et la taille de vignette irrégulière, etc.

Mais déjà on aperçoit un des caractéristiques de manga shoujo, c’est-à-dire la valeur esthétique de l’image détachée du récit. Le manga shounen (manga pour les garçons) ne semble pas connaître autant de liberté de l’image par rapport au récit, et chaque vignette dans le manga shounen n’est qu’un instrument pour que le récit avance.

Le temps dans le manga shoujo s’arrête souvent par l’effet de vignette englobante, qui contient dedans plusieurs petites vignettes fragmentées. Ici la succession des vignettes n’exprime pas le temps qui passe, mais contrairement c’est un temps figé où le récit s’arrête. Ou sinon on dirait que c’est un espace intemporel. Et dans certains manga shoujo il y a des pages où la démarcation entre vignettes est un simple trait, au lieu d’un espace blanc.

Dans le manga le blanc entre vignettes marque le temps qui passe, et c’est ce blanc qui assure la continuité et le découlement du temps du manga. Donc, si les vignettes sont divisées par une ligne et non pas par un espace blanc, on a l’impression que entre ces vignettes il n’y a pas de temps qui coule, donc la succession des vignettes n’exprime plus le passage du temps. C’est-à-dire tous les vignettes existent en même temps, même si l’ordre de lecture subsiste encore, et c’est un espace où il n’y a pas de temps chronologique.

Et c’est là que l’image se détache du récit, et elle obtient une certaine autonomie par rapport au récit, qui est toujours chronologique et qui veut aller tout droit au dénuement. Il y a aussi une masse de parole mise en dehors de bulle dans le manga shoujo. Soit cadrée ou non-cadrée, ce genre de parole qui n’est pas liée directement aux personnages par la bulle, attire notre attention.

Qu’est-ce qu’elle signifie ? Quelle est la fonction de cette parole ?

Si le discours dans le manga n’est pas lié à un personnage, on dirait qu’il flotte dans l’air, suspendu dans le temps. Il n’appartient à personne, ou sinon il est partagé par tous les personnages, le narrateur et aussi, par le lecteur.

Ce détachement de discours par rapport au personnage montre que le manga shoujo n’a pas de volonté de construire un moi comme une entité stable et nettement distinctif qui serait le sujet désirant.

Et ce refus de construction du moi désirant dans le manga shoujo entraine l’abolition de binarité sujet/objet, le désirant et le désiré, le regard et l’objet de regard. Le personnage féminin dans le manga shounen est, dès sa première appartition, un objet de regard et objet de désir, mais dans le manga shoujo le garçon, le prince charmant n’a pas de statut de l’objet désiré.

Dans le manga shoujo il n’y a pas de sujet désirant, donc il n’y a pas d’objet désiré. Ce que cherche le manga shoujo n’est pas un objet, mais un espace où la binarité sujet/objet est abolie.

(les images ci-dessous sont tirées du premier tôme, premier chapître)

Kimi ni todoke(Sawako)

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